Quel avenir pour les indépendantistes six mois après l’organisation du référendum ?
Il y a six mois pile, le référendum catalan faisait la « Une » des journaux du monde entier. Ce scrutin, dont la loi l’encadrant a été déclarée inconstitutionnelle seulement dix-sept jours après son organisation, a surtout été marqué par l’intervention musclée des corps de sécurité de l’État espagnol. Une demi-année est passée et, sans surprise, les « deux Catalogne », celle favorable à l’indépendance et celle qui y est opposée, restent irréconciliables. Jusqu’à ce qu’une des deux ne capitule, l’actualité catalane sera rythmée (presque) exclusivement par ce « monotema ». La région restera coincée dans cette dimension parallèle, faite d’ingouvernabilité et d’incertitudes de toutes natures (économiques, sociales…).
La capitulation de l’ennemi, voilà ce qu’espérait obtenir le gouvernement espagnol en convoquant des élections le 21 décembre dernier, qui ont abouti sur l’éternel match nul entre les deux blocs opposés. En l’occurrence : une majorité indépendantiste en sièges (70 sur 135), obtenue avec « seulement » 47,5% des voix, en dessous du seuil symbolique des 50%. Tout le monde a gagné, tout le monde a perdu.
De son côté, le parlement catalan reste inactif, car suspendu à l’investiture impossible d’un président régional. De nouvelles élections catalanes seront peut-être convoquées fin mai. À Madrid, Mariano Rajoy pourrait aussi avoir à convoquer rapidement des élections générales, s’il lui devient impossible de faire voter ses budgets. Loin d’avoir la majorité absolue aux Cortes, le Galicien peut déjà oublier le soutien du parti régionaliste basque (PNV), qui lui a tourné le dos à cause de la répression du référendum catalan.
Loin de s’approcher de la « pré-indépendance » sur le plan institutionnel, la Catalogne s’est vue substituer son autonomie par le gouvernement de M. Rajoy qui, après avoir activé l’article 155 de la constitution, pilote, depuis fin octobre, les affaires courantes catalanes. La politique est au point mort.
Le Tribunal suprême espagnol, par l’intermédiaire du juge Pablo Llarena, poursuit la judiciarisation du « procés » et de ses hérauts. L’arrestation samedi dernier, en Allemagne, de l’ex-Président, Carles Puigdemont, a ramené sur la table le sujet de la détention des leaders indépendantistes, accusés de « rébellion ». Parmi les membres du gouvernement, destitué fin octobre, six sont en détention provisoire près de Madrid (Forn, Junqueras, Rull, Turull, Bassa, Romeva) et trois autres en exil, en Belgique (Puig, Comín) et en Écosse (Ponsatí). Enfin, la liste des prisonniers est complétée par trois autres leaders indépendantistes : l’ancienne Présidente du Parlement régional (Carme Forcadell) et les ex-Présidents des deux principales associations mobilisatrices de l’indépendantisme, l’Assemblée nationale catalane (Jordi Sànchez) et Òmnium (Jordi Cuixart), les premiers à avoir été placés en détention provisoire, il y a... 168 jours.
Dossier Fabien Palem (L’Indépendant, le 1er avril 2018)
Au beau milieu d’une assemblée réunissant un peu plus de 150 personnes, dans le quartier militant de Gràcia, une voix s’élève. « Nous les Catalans avons un problème avec le concept de violence. Faire brûler trois pneus sur une route, ce n’est pas adopter une attitude violente. Regardez la France… Les travailleurs bloquent le pays deux fois par an pour obtenir une augmentation de salaire ! Ce n’est pas de la violence, c’est de la fermeté. » Les propos sont signés Joan(*), un quarantenaire à la voix apaisée et au front dégarni. Tout sauf un énervé. Au moment de son intervention, cela fait déjà plus d’une heure que l’assemblée est rythmée par des interventions qui, tour à tour, refusent que le mouvement indépendantiste bascule dans la violence.
Chacun y va de son débriefing pour tenter de tirer les conclusions des diverses mobilisations spontanées qui ont agité la Catalogne le week-end antérieur, dans la foulée de la détention de cinq leaders indépendantistes le vendredi 23 mars, puis de celle de l’ex-Président catalan Carles Puigdemont, le dimanche, par la police allemande.
271 Comités de défense de la république
Si agitation il y a eu, les éléments violents seront restés symboliques. L’apparition de manifestants cagoulés inquiète les militants.
Des assemblées comme celle de Gràcia, il y en a à peu près toutes les semaines, depuis le mois d’octobre, dans 271 quartiers et communes de Catalogne. Aussi nombreux que sont les Comités de défense de la République (CDR) qui les organisent. Ces réunions mettent en scène un public extrêmement hétéroclite, qui va de la iaia (grand-mère) apartisane au jeune étudiant trotskiste, tous unis par l’aspiration à fonder la république catalane. Après des années à organiser des manifestations massives, la judiciarisation opérée par l’État espagnol a fini par provoquer un certain ras-le-bol chez une bonne partie de l’électorat indépendantiste, qui réfléchit à agir de manière plus consistante.
L’ANC, tantôt frein tantôt moteur
Alors, est-ce la fin de la « révolution des sourires », tant prônée jusqu’ici par le marketing politique de l’« Ens », tel qu’on désigne l’« état-major » indépendantiste (le gouvernement destitué, les partis, l’ANC et Òmnium) ? Va-t-on assister à d’autres types d’actions plus fermes, allant de la grève générale aux piquetes (coupures et routes) et autres sabotages ? On en est loin. Une chose est sûre, une vraie fissure vient maintenant distancier les différentes tendances au sein de l’indépendantisme catalan qui va, rappelons-le, de la droite néolibérale à l’anti-capitalisme libertaire.
Les CDR sont-ils devenus la première concurrence de l’ANC ? « Foutaises, nous travaillons main dans la main si c’est nécessaire », martèle Jordi(*), un membre de l’ANC. « Seulement, les CDR peuvent se permettre des actions qui nous mèneraient, à nous, en tant qu’association, à la dissolution de manière certaine. » Le futur de la mobilisation indépendantiste, si futur il y a, pourrait donc passer par ces comités informels, indissolubles car non constitués comme association. Pour judiciariser ces groupes, le parquet espagnol devrait opérer citoyen par citoyen. Tant qu’elle existera, l’ANC continuera donc de faire le pont entre l’indépendantisme « civil » mobilisé et les partis souverainistes. « Ce sont nos deux axes d’action », confirme la nouvelle Présidente de l’entité, Elisenda Paluzie. « L’ANC est incluse dans le grand procès ouvert pour rébellion. Nous devons être prudents », rappelle cette docteure en économie, qui reçoit depuis le week-end dernier les envoyés spéciaux dans son bureau de l’Université de Barcelone. Ses deux prédécesseurs, eux, se trouvent en détention provisoire.
L’Indépendant, le 1er avril 2018
(*) Prénoms modifiés
Gérard Onesta, ancien Vice-Président du Parlement européen, considère la Catalogne comme une « affaire européenne ». L’actuel Conseiller régional d’Occitanie - Pyrénées/Méditerranée du Groupe Nouveau Monde en Commun s’inscrit en rupture de la plupart des femmes et hommes politiques français, partagés entre mutisme, désintérêt et soutien par défaut à l’État espagnol. M. Onesta, camarade du vert indépendantiste catalan Raül Romeva, en prison depuis le 23 mars, a été témoin de la détérioration progressive du lien institutionnel entre Madrid et Barcelone. Depuis la « Consulta » de 2014 jusqu’à la rupture émotionnelle du 1er octobre, climax de la fracturation de la société catalane, à laquelle il a assisté au premier rang en tant qu’observateur international.
L’Indépendant. Quel fut votre ressenti le 1er octobre ?
Gérard Onesta. L’image de policiers frappant des grands-mères qui défendent des urnes est douloureuse pour n’importe quel démocrate. La nature de ce corps de police devrait d’ailleurs interpeller. Aurait-on imaginé ne pas dissoudre, à la fin de la seconde guerre mondiale, les milices para-fascistes, en Italie ou en Allemagne ?
L’Indépendant. La presse espagnole a écrit que le groupe d’observateurs internationaux auquel vous faisiez partie aurait été « acheté » par la Generalitat à coups d’hôtels de luxe et de jet privé…
Gérard Onesta. En ce qui me concerne, je n’ai pas reçu un centime et j’ai tout payé de ma poche sur place.
L’Indépendant. Qu’est-ce qui fait de vous un défenseur de l’indépendantisme catalan ?
Gérard Onesta. En Europe, nous ne sommes pas à l’abri de vivre de nouveaux drames tels que celui de Sarajevo (1992-1995)… Je crois qu’il faudrait voir dans la matrice catalane une façon de régler les problèmes différemment. C’est une démarche non ethnique liée à une terre inclusive. Quelle autre ville que Barcelone peut réunir un demi million de personnes pour une manifestation (celle du 18 février 2017) en faveur de l’accueil des migrants ?
L’Indépendant. Hors de Catalogne, notamment en France, le projet est pourtant perçu comme un repli sur soi, parfois un archaïsme…
Gérard Onesta. Ce n’est pas le cas. En Catalogne, la notion d’indépendance est intimement liée à celle d’interdépendance avec l’extérieur. C’est ça, la nouveauté apportée par la Catalogne : je réaffirme ce que je suis tout en me plaçant au cœur d’un monde globalisé. En Europe, en revanche, nous sommes actuellement confrontés à une psyché fossilisée sur la conception de l’État-nation tel qu’il s’est fait au XIXe siècle.
L’Indépendant. Que répondez-vous aux critiques signalant l’absence de majorité indépendantiste en Catalogne ?
Gérard Onesta. Le 21 décembre (lors des dernières élections catalanes), j’ai vu le taux de participation et je me suis dit que le réflexe de la peur allait l’emporter. Que les républicains étaient cuits. Et pourtant, ils l’ont emporté une nouvelle fois (majorité de sièges obtenue avec 47,5% des voix, NDLR) dans des conditions de vote exceptionnelles en leur défaveur. Si on ajoute les « Comuns » (gauche proche de Podemos et de la Maire de Barcleone, Ada Colau, également favorable au référendum, NDLR), la majorité de 50 % est atteinte.
L’Indépendant. Comment expliquez-vous que l’Europe se refuse à réagir ? À jouer les intermédiaires ?
Gérard Onesta. L’Europe a réagi au lendemain du référendum. Le 2 octobre, Juncker a parlé, pour réitérer sa confiance envers Rajoy, l’« homme de l’apaisement », selon ses termes. Il faut le faire ! Le problème ce n’est pas l’Europe mais cette Europe-là. Le triangle décisionnel communautaire est aux mains du Parti populaire européen, qui inclut le PP de Mariano Rajoy. Donald Tusk au Conseil, Jean-Claude Juncker à la Commission et Antonio Tajani au Parlement. Tous protègent leur petit copain (Rajoy), qui peut faire ce qu’il veut en toute impunité. La position de l’Europe sur la Catalogne ne changerait que s’il y avait des morts.
L’Indépendant, le 1er avril 2018
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