Fédération des Pyrénées-Orientales

Fédération des Pyrénées-Orientales
Accueil
 
 
 
 

Analyse de Jean-Michel Galano. La notion de présupposé réel

Parmi les nombreuses lectures à contresens dont Marx a été la victime, l’une des plus tenaces est celle qui fait de lui une sorte de prophète de l’histoire à venir. On ne compte plus les phrases du genre « la prophétie marxiste ne s’est pas réalisée ». Une telle présentation escamote complètement une dimension pourtant essentielle à l’intelligibilité de la pensée marxienne : celle su possible, et son corollaire : l’indispensable intervention des êtres humains, avec les outils organisationnels qu’ils se donneront et dans les formes qu’ils décideront.

L’auto-production du genre humain

Si le travail est « de prime abord (je souligne), un acte qui se passe entre l’homme et la nature » (Capital Il, début du ch.5), il est bien plus essentiellement, quand on y regarde de plus près, un ensemble de processus qui mettent en rapport, non seulement les humains avec leur milieu, mais entre eux, et l’individu avec lui-même. Le travail est constitutif anthropologiquement de l’humanité, dans la mesure où il n’est pas simple adaptation à in milieu hétérogène mais création d’un milieu propre, implique la constitution de savoirs, d’une mémoire sociale, le développement chez les individus de fonctions psychiques supérieures (mémoire, attention, comparaison, délibération, jugement) en même temps qu’une distribution sociale des tâches. Telle est la Tätigkeit, activité par laquelle les humains produisent non seulement les moyens de leur survie biologique, mais l’ensemble de ce qui est nécessaire à leur vie proprement sociale possédant ses propres normes. Deux médiations majeures sont les pivots de cette autoproduction par laquelle l’humanité se dépasse en tant qu’espèce animale et se fait genre humain : l’outil, médiation entre les êtres humains et le milieu (naturel ou, ce qui est infiniment plus fréquent, déjà travaillé) et le signe, médiation des êtres humains entre eux, mais aussi médiation nécessaire au développement des fonctions psychiques supérieures chez chaque individu, et médiation, ultimement, entre l’être humain et lui-même. Ainsi se forme, par une cristallisation continuellement reprise et intensifiée, un milieu technique mais aussi culturel, mémoriel et symbolique.

La dimension du possible

Mais cette reprise permettant l’appropriation des acquis par des générations nouvelles n’a pas la nécessité d’une loi naturelle. Elle n’est pas le résultat d’une évolution, mais le produit d’une histoire. Elle ne s’inscrit pas dans le patrimoine génétique de l’individu, mais se capitalise dans un patrimoine social extérieur à chacun. Elle est la condition nécessaire au maintien d’un ordre humain que rien dans la nature n’appelle. Condition nécessaire, mais précaire : rien n’‘est jamais acquis ! Elle suppose des institutions, la transmission non seulement de savoirs et de savoir-faire, mais de valeurs et d’attitudes culturelles. Une transmission bientôt lieu d’un potentiel conflit de normes, entre reproduction du traditionnel et innovation. De fait, le devenir des modes de production, loin d’être linéaire, est jalonné de crises, avec des destructions, des retours en arrière, des moments de stagnation, des accélérations brisques aussi. Ces bouleversements sont réels avant que leur logique soit comprise et appropriée. Ils sont presque toujours en décalage avec les institutions juridiques et politiques qui leur préexistaient et qu’ils rendent obsolètes. C’est typiquement ce qu’il faut entendre par « aliénation ». Le décalage entre le réel, vécu dans l’ordre de l’immédiat, et le possible, dont ce réel n’est qu’un cas particulier aux raisons non immédiatement évidentes et par son caractère massif ne se laisse pas aisément appréhender comme modifiable est l’essence même de l’aliénation. Le possible, dont la pensée requiert cette fonction psychique supérieure hautement élaborée qu’est l’imagination, est occulté par la massivité et l’immédiateté du réel.

Le possible n'est pas le nécessaire

Le possible est dans le réel. Tel est le sens de la phrase bien connue du Manifeste selon laquelle « le capitalisme produit des propres fossoyeurs » : dans son développement, le capitalisme, comme d’ailleurs tous les autres modes de production avant lui, détruit impitoyablement des structures institutionnelles établies dans la longue durée, par exemple la famille traditionnelle. Mais ce faisant, il ne fait pas que détruire : il crée un vide à remplir. « L’armée de réserve » des prolétaires, de ces « have not », « people of no property » sans droits, sans éducation, sans avenir, est tout de même une « armée », sans armes certes ! Mais ces « sans » ont in avantage crucial, à la fois réel et virtuel : ils ont le nombre. Ils peuvent devenir pour eux-mêmes ce qu’ils sont en soi.  Hegel parlait déjà de « la reconnaissance de soi-même dans l’absolu être-autre ». La reconnaissance de cette unité contradictoire du réel et du possible est ce qui différencie fondamentalement Marx du socialisme utopique.

Ce passage de la classe en soi à la classe pour soi, de la condition d’exploité à l’émancipation, il est arrivé à Marx, dans un unique texte à la fin du Capital I (ch.24), de le présenter comme ayant « l’inéluctabilité d’un processus naturel ». Marx écrit en effet que l’expropriation des capitalistes se fait « par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste ». C’est la page célèbre, toute entière écrite au présent (temps verbal de la positivité scientifique) où il annonce « l’expropriation des expropriateurs », avec des accents qui ne sont pas sans rappeler ceux des Manuscrits de 44. Marx brosse le tableau d’une concentration croissante du capital entre les mains d’un nombre de plus en plus restreint d’individus alors même que la socialisation croissante de la production et les possibilités ouvertes par « l’exploitation méthodique de la terre » frappent d’obsolescence les rapports sociaux institués par et pour le capitalisme. . La « cristallisation sociale » rend inutile « l’enveloppe capitaliste » : « On la fait sauter ». D’autant que confronté à une colère croissante du peuple, « le mode d’appropriation capitaliste, issu du mode de production capitaliste, la propriété capitaliste donc, est la négation de la propriété individuelle, fondée sur le travail fait par l’individu. Mais la production capitaliste engendre à son tour, avec l’inéluctabilité d’un processus naturel, sa propre négation. C’est la négation de la négation. » On a beaucoup reproché à Marx (ce fut le cas notamment d’Althusser) l’usage dans ce passage du vocabulaire hégélien de la « négation de la négation » : il est pourtant exact que Marx envisage ici non pas le rétablissement de la propriété individuelle pré-capitaliste, mais l’établissement ou encore l’institution d’un nouveau régime de la propriété, à la fois individuelle et coopérative, où la norme sera à la fois la satisfaction des besoins humains et la préservation de la nature. Ce développement « en spirale », re-travail de la dialectique hégélienne, n’est pas injustifié. La négation de la négation n’est pas une annulation, mais une « destruction créatrice ». Là où Marx par contre en dit beaucoup trop, c’est quand il emploie la formule positiviste d’« inéluctabilité d’un processus naturel ». Il a évoqué un peu avant « la colère d’une classe ouvrière en constante augmentation (…) formée, unifiée et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste ». Or s’il est vrai que les méthodes capitalistes d’organisation et de discipline au travail , que Marx avait sous les yeux en Angleterre, ont dans une certaine mesure contribué à façonner une certaine mentalité ouvrière, il est encore plus vrai que les formes d’organisation du mouvement ouvrier relèvent d’une toute autre logique, d’une authentique autoproduction, avec notamment un rapport à la politique variable selon les lieux et les circonstances, mais qui n’a rien d’un « processus naturel », encore moins « inéluctable ».

Des horizons nouveaux

Dans son grand et puissant livre « La Formation de la classe ouvrière anglaise », Edward Palmer Thompson illustre, documents à l’appui, ce qu’avait déjà signalé Marx aux chapitres 13, 14 et 15 du Capital : la destruction de la famille traditionnelle et du mode de vie ancestral a certes été un drame et un gâchis humain épouvantable. Et en même temps, le capitalisme a libéré de leur gangue multiséculaire des forces désormais susceptibles de construire un autre ordre social et de promouvoir d’autres valeurs : solidarité ouvrière, progrès social, égalité devant la loi… Thompson cite le cas des femmes, exploitées, sous-payées, malmenées, mais ayant désormais les moyens de ne plus dépendre de leur mari, de leur père, de leurs enfants. Dans quelle mesure et au bout de combien de temps ces moyens ont-ils été utilisés ou non est une autre affaire : le fait est qu’ils ont fini par l’être. Il s’agissait de moyens réels, non intentionnellement produits, résultant nécessairement du nouveau mode de production.  L’émancipation n’était plus affaire d’utopie ou de vœux pieux, d’utopie ou de prophétie, mais relevait d’un avenir possible.

On pourrait pousser la réflexion plus loin : E.P. Thompson prend l’exemple du travail des enfants pour remarquer que là, à la différence du travail des femmes, il n’y avait pas de contrepartie positive, même potentielle, et qu’on se trouve en présence d’un crime pur et simple. Mais il relève en même temps que le travail des enfants hors de la sphère familiale a été vécu par la majorité des parents et une partie de l’opinion publique comme un scandale révélateur du fait que « les enfants ne sont pas faits pour cela » et que leur place, si elle n’est pas à l’usine, n’est pas non plus dans la seule famille, mais à l’école. Les enfants sortis de la famille sont le présupposé réel de la scolarisation.

Les évolutions actuelles des sciences et de leurs applications techniques ne cessent d’élargir ces horizons nouveaux, en dégageant du temps mais aussi en faisant émerger des valeurs nouvelles, assorties de besoins et de préoccupations inédits. La révolution numérique désocialise, dit-on. Ne fait-elle pas surgit, contradictoirement, les besoins de nouvelles formes de sociabilité ? N’est-il pas possible de discerner, derrière la peur de l’autre si largement diffusée par les idéologies de la concurrence généralisée, de la défiance systématique, de la peur de l’Autre  et de la chasse à l’homme, l’aspiration à des rapports où autrui soit enfin, si l’on ose dire,  une fin, et pas seulement un moyen ?

Dans un autre ordre d’idées, n’y aurait-il pas lieu de réfléchir davantage à l’importance nouvelle conférée au corps, non plus moyen de travail, objet à perfectionner ou à mettre en valeur, mais de plus en plus sujet à part entière, composante essentielle de la subjectivité elle-même , laquelle est dans une large mesure une fin en soi ?

Ces présupposés, dans une puissance qui est la sixième puissance économique du monde, existent bel et bien. Ils sont réels. Mais ce dont ils sont les présupposés n’a pas d’existence effective. Il n’y a rien de mécanique à ce que leur réalité soit prise en compte et serve de norme à une action collective d’actualisation. Rien de fatal non plus à ce qu’ils ne le soient pas.

Jean-Michel Galano

Il y a actuellement 0 réactions

Vous devez vous identifier ou créer un compte pour écrire des commentaires.

 

Analyse de Jean-Michel Galano. La notion de présupposé réel

le 11 February 2022

A voir aussi



 
44 Avenue de Prades 66000 Perpignan Tél: 04.68.35.63.64