On ne finit pas d’en finir avec certaines illusions. Autant le mouvement social de juin 68 s’est soldé pour les travailleurs par des acquis incontestables (augmentation du Smic, 40 heures, 5° semaine de congés payés, reconnaissance de la section syndicale d’entreprise…), autant le mouvement de mai 68, qui avait mis le feu aux poudres, semble ne pas pouvoir se réduire au catalogue des revendications universitaires et estudiantines pourtant largement satisfaites. On le dit et on le répète depuis maintenant plus de soixante ans : c’est d’un « esprit » qu’il s’agit. L’esprit se joue toujours de la lettre qui est censée l’incarner. Mais il apparaît de plus en plus que cet « esprit de 68 » fait d’insolence et de contestation a cessé d’être opérant. L’esprit est-il là ? On en doute. L’imagination n’est plus au pouvoir. Les hommes ont vieilli et surtout ils ont changé. Le monde aussi, mais pas grâce à eux.
1. Une révolte aux motivations profondes
L’ « esprit de 68 », c’était la remise en cause des rapports d’âge dans une société française en mutation, mais qui était demeurée dans sa structure profondément latine et paternaliste. Des patriarches familiaux aux patrons de droit divin en passant par les mandarins universitaires, la société gaulliste, malgré la montée en puissance de catégories salariales nouvelles d’ingénieurs, de cadres et de techniciens, un renouvellement profond des façons de travailler et une féminisation croissante de la main d’œuvre, restait obstinément conservatrice au niveau des mœurs. L’esprit de 68, c’est essentiellement la révolte contre une multiplicité de survivances mesquines et dérisoires qui séparaient les sexes en infériorisant les femmes, interdisaient de répondre à la parole magistrale et voyait dans la discipline militaire le modèle à suivre pour mettre au pas la jeunesse, à l’école comme à l’usine. Car cette société infantilisait les jeunes et leur refusait le droit de vote à 18 ans, car à cet âge-là, comme le disait un député UNR, « même ceux qui travaillent et qui paient des impôts n’ont pas encore payé l’impôt du sang, c’est-à-dire le service militaire »…
Ce sont essentiellement ces rapports d’âge que les soixante-huitards ont mis en cause. Les rapports sociaux, ils ne s’y sont attaqués qu’obliquement, dans la mesure où le paternalisme, toujours accompagné de ce qu’on n’appelait pas encore le sexisme, imprégnait en profondeur la vie de nombreuses entreprises, grandes et surtout petites. Et ces jeunes exaspérés, ces apprentis qui protestaient contre l’autoritarisme des « petits chefs », ces étudiants qui remettaient en cause les contenus d’enseignement, ces femmes qui voulaient enfin avoir la maîtrise de leur corps, ont su se faire entendre et au moins pour un temps se faire respecter. Et souvent ont gagné.
Devenir visible, audible, incontournable, disputer l’hégémonie à ceux qui l’ont et en abusent, c’est là une caractéristique de tout mouvement social digne de ce nom. Après, rien ne sera plus comme avant. Le paternalisme n’a pas disparu, mais il est devenu ringard. Ringardes aussi les vieilles ségrégations entre les sexes, ringards encore les contenus d’enseignement obsolètes et douteux. Sur tous ces points l’agenda revendicatif de la jeunesse convergeait largement avec celui des catégories montantes, tant dans le monde universitaire que dans le monde du travail. Juin 68 a pour une bonne part scellé dans le bronze ce que mai 68 avait initié.
Sauf que rien n’est jamais définitivement acquis. Le capital aussi sait couper les branches mortes. Il détruit pour mieux se reconstruire. Le capital est en réorganisation permanente, et sait récupérer les critiques même les plus véhémentes et les faire fonctionner à son profit.
2. Une négative qui ne construit rien
Des machines de démolition ou de déconstruction, comme l’avait déjà souligné Auguste Comte, ne se transforment pas d’elles-mêmes en outils permettant de construire quoi que ce soit. L’âge métaphysique, disait-il, est un passage obligé dans l’histoire humaine : il est la destruction nécessaire d’une période organique dépassée. Mais il n’a pas sa fin en lui-même : il ne fait, ou du moins il ne devrait faire, que déblayer le terrain pour permettre la construction d’une période organique nouvelle. Pour le fondateur de ce qui ne s’appelle pas pour rien le positivisme, la dénégation des valeurs dépassées ne saurait être qu’un moment transitoire, un passage, un prélude. Y stationner, s’y complaire, c’est inaugurer « le règne du prétoire », ce temps interminable des disputes stériles et des vaines palabres où le magistère de la parole devient l’autorité suprême. On a remplacé le pouvoir absolu du roi par une troupe de bavards : où est le progrès ?
La situation que vivait Auguste Comte en France, Marx l’avait à la même époque sous les yeux en Allemagne, quand l’intelligentsia se passionnait pour des questions théologiques et religieuses sans se préoccuper de connaître et d’améliorer concrètement la vie réelle de millions de gens.
Il est frappant de voir que ces deux grands penseurs, que tant de choses opposent par ailleurs, se retrouvent sur ce point : le moment de la critique ou de la déconstruction ne doit être qu’un moment, et ceux qui s’y complaisent perdent le sens de l’histoire. Que gagnent-ils en retour ? La gratification journalistique et bientôt médiatique. Un moment de célébrité. Les petits plaisirs du parasitisme.
3. La dégénérescence
Comment ne pas voir que c’est ce qui est arrivé à « l’esprit 68 » ? Ce qui était au départ un jaillissement printanier créateur des formes originales et imprévisibles mais dans lesquelles une immense partie de la société se reconnaissait a très vite dégénéré en folklore, avec un véritable conformisme de l’anticonformisme. Conformisme vestimentaire, langagier, mais aussi et surtout comportemental. Un conformisme qui a très vite créé son marché. Le mot d’ordre « il est interdit d’interdire », au-delà de son absurdité formelle, voulait dire et a bel et bien signifié dans la pratique l’approbation donnée à la libération de tout ce que l’on appelle dans la terminologie freudienne les processus primaires : le caprice, la spontanéité, la vie dans l’instant, la pulsion, etc. Louis XVI pouvait encore dire au début de son règne « c’est légal parce que je le veux », et en effet sous l’Ancien Régime parole du roi faisait loi. L’esprit 68 a été interprété par une grande partie de ses thuriféraires comme une invitation pour chacun à se comporter en monarque absolu, sans se rendre compte que ce n’était même pas la dictature de l’individu mais celle de l’immédiat qui était ainsi entérinée.
L’aboutissement de cette dérive, c’est la soumission totale de l’héritier de l’esprit 68 à ce qu’il croit être « son » opinion, réflexe immédiat stimulé par le groupe dominant, l’idéologie à la mode ou sa simple humeur. Etrange esprit qui ainsi s’enlise…
La conséquence sans doute la plus marquante de cet état de choses est l’assimilation de la science à une opinion parmi les autres. Nos lointains héritiers de 68, souvent tombés dans le relativisme culturel au nom de l’antiracisme, établissent un trait d’égalité entre la connaissance scientifique, créditée pour son malheur et pour le nôtre de terribles applications techniques, et les pratiques magiques qui existent dans telle ou telle civilisation, y compris dans les nôtres. D’où cette formule très significative de Sandrine Rousseau : « Je préfère une sorcière qui jette des sorts à un scientifique qui fabrique des bombes ». On voit l’idée : la supériorité de la science sur l’opinion ne serait pas qu’elle est vraie, mais qu’elle est néfaste… Cette vision désespérée du monde ouvre en droite ligne sur le refus des vaccins, de l’atome, des matériaux synthétiques, et donc sur un naturalisme effréné dont les plus vulnérables dans nos sociétés seraient les premières victimes.
4. La haine de la raison comme assouvissement ultime
Car c’est en définitive sur la libération de la violence et de la cruauté que débouche cette apologie de la libération des pulsions primaires. Dans une société pudibonde où l’expression du désir sexuel était interdite pour cause de malséance, l’exaltation par Whitman ou par Lawrence du corps en tant que corps sexué a pu secouer les mentalités dans un sens progressiste. Mais c’était il y a plus d’un siècle. Le « jouir sans entraves » des soixante-huitards arrivait déjà bien tard dans une société où l’IVG et la contraception et l’homosexualité avaient été dépénalisés. Les combats d’arrière-garde sont souvent ceux qu’on mène avec le plus de bruit.
Mais cette volonté de libérer tous azimuts la sexualité n’a pas survécu à l’épreuve des faits. La pédophilie, le viol, l’inceste, se sont très rapidement révélés comme des réalités incontournables, de véritables pathologies sociales multiséculaires et non pas des choix de vie acceptables. Des affaires abominables ont émergé, où l’on a vi que des alibis libertaires avaient dans les faits couverts des abus réels et irréparables, notamment sur des enfants et des adolescents. Affaires auxquelles des discours irresponsables avaient bel et bien servi de caution. Le plaisir de l’un pouvait être la destruction de l’autre. Les libertaires de 68 ont reçu comme un boomerang les affaires de l’Ecole en bateau, puis celles de Dutroux et de Fourniret. Tout n’était pas possible, du moins tout ne devait pas être possible impunément. Jadis exaltée avec un zèle religieux, la nature a été désavouée. Mais le zèle religieux, lui, est demeuré intact.
On le sait depuis Freud, il y a un principe d’économie dans le psychisme désirant. L’énergie pulsionnelle primaire telle qu’elle s’exprime dans la sexualité étant de nouveau, après une parenthèse insignifiante au regard de la géographie et de l’histoire humaine, allait être de nouveau refoulée. Tout refoulement exige une compensation, un exutoire, un déplacement. Or une autre pulsion primaire existe, plus ou moins contenue par le droit, les coutumes et quelques interdits : il s’agit de la haine. La haine, qui ne demande qu’à être réactivée, remise au service d’une pudibonderie un moment déconsidérée, avec son objet traditionnel : le sexe, le plaisir, le sujet différent, l’autre en général.
L’esprit 68, railleur et insolent, a réinvesti ses potentialités critiques dans une entreprise de destruction : destruction des valeurs universalistes de solidarité et de confiance, suspicion généralisée, mise en cause de tout ce que, au fil des siècles et bien sûr de manière imparfaite, les humains ont pu construire d’élaboré en matière de droit, d’institutions et de médiations de tous ordres. Préférer la pulsion à la réflexion, le caprice à la décision, le slogan au débat, l’écho au dialogue, le lynchage à la justice, jouir de la souffrance de celle ou de celui qu’on humilie, c’est une libération, oui, au sens le plus technique du terme, au sens où une poche crevée libère le liquide qu’elle contenait. Ce n’est en aucun cas l’exercice d’une liberté.
Si l’esprit de 68 avait seulement été un phénomène de mode, on n’en parlerait plus guère et il n’aurait qu’un intérêt historique. Mais les choses sont moins simples. La libération de la parole, le droit d’exprimer sa spontanéité et d’assumer ses désirs, tout cela a été sacralisé, confondu avec la promotion de la facilité et de ce que Kant appelait pour sa part « l’enthousiasme », cette confiance naïve qu’a tout un chacun dans ce qu’il croit être sa lumière naturelle. Tout cela s’est fait au détriment du dialogue, de la construction et au fond du vivre ensemble. Si vous voulez, chers soixante-huitards attardés, que la citoyenneté soit autre chose qu’un mot creux, faites l’effort de vous désembourber, de vous extirper de ce marais où ne règnent que les fausses valeurs du chacun pour soi, de la peur et de la soumission à l’air du temps.
Jean-Michel Galano
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