Par Günther Hopfgartner, président du Parti communiste d’Autriche
Traduction et notes par Kevin Guillas-Cavan
Avant-propos par Kevin Guillas-Cavan
Lors des élections fédérales du 29 septembre 2024, l’extrême droite est arrivée en tête pour la première fois dans l’histoire de la Seconde République autrichienne (1945 – aujourd’hui). Fruit d’une histoire particulière, celle-ci a toutefois commencé son ascension bien plus tôt que dans les autres nations européennes et a déjà été deux fois associée au pouvoir (de 1999 à 2007 et de 2017 à 2019). L’Autriche offre donc un laboratoire à l’union des droites que l’extrême droite française observe avec attention. On se rappellera ainsi la visite en 2012 de Marine Le Pen au Bal des Académiciens de Vienne organisée par le parti d’extrême droite local, le Parti de la liberté d’Autriche (Freiheitliche Partei Österreichs, FPÖ).
Dix jours après ces élections historiques, Günther Hopfgartner, Président du parti communiste d’Autriche, l’équivalent du secrétaire national chez nous, offrait son analyse de la situation et proposait des voies pour lutter contre l’extrême droite. Si une partie de celles-ci ne sont pas transposables en France, la crise de l’accumulation capitaliste dans les centres impérialistes d’Europe de l’Ouest qui nourrit la montée de l’extrême droite en Autriche existe aussi sous nos latitudes. Mutatis mutandis, des causes similaires ont des conséquences semblables. Le mouvement ouvrier doit retrouver les échanges intellectuels qui ont fait sa force. Alors que l’extrême droite nationaliste glorifie les frontières et les cultures nationales, ce serait un paradoxe que les communistes français et autrichiens échangent moins que le RN et le FPÖ.
C’est pourquoi nous avons cru utile de traduire ce texte en y ajoutant une série de notes pour que la présence de références austro-autrichiennes n’empêche pas la compréhension des arguments de fond. Ce texte a déjà circulé informellement au sein de certains cercles du Parti communiste, mais nous pensons qu’il mérite une audience plus large et publique permettant des discussions sur la pertinence de l’analyse et de voies proposées ainsi que sur les similitudes et différences entre les situations autrichiennes et française.
Ces discussions ne doivent toutefois pas se réduire à des échanges savants sur ce qui nourrit l’extrême droite, qui ne sont aptes qu’à désemparer Billancourt. Si la montée de l’extrême droite ne tient pas qu’à la victoire de son discours qu’il suffirait de combattre, mais à des dynamiques internes au capitalisme, on peut vite en conclure que, vu l’état des forces progressistes, le jeu est déjà plié. Les échanges doivent être de l’ordre de la praxis. Il nous faut retrouver la contradiction principale du capitalisme et les limites des réponses de l’extrême droite aux contradictions du capitalisme, pour appuyer de toutes nos (maigres) forces là où cela fait le plus mal et là où l’extrême droite est la plus faible.
Tout le monde connaît la phrase qui ouvre Le Manifeste du Parti communiste : « Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. » On oublie souvent la leçon qu’en tirent immédiatement Engels et Marx, « Déjà le communisme est reconnu comme une puissance par toutes les puissances d’Europe. » Qu’était alors le parti des communistes, sinon une poignée d’intellectuels et d’ouvriers conscients, vaguement organisés dans des groupuscules lâches et éclatés ? Et pourtant, les puissances d’Europe avaient raison de s’inquiéter et Marx de fanfaronner : soixante-dix ans plus tard, la Révolution d’Octobre ébranlait le monde.
Et que dire des 13 camarades chinois, clandestinement réunis dans la concession française de Shanghai et qui, en 1921, fonde un Parti qui contient 57 membres et dont le congrès fondateur doit être interrompu en catastrophe, la police française étant sur le point d’intervenir ? Et celle-ci a raison de craindre ces 13 révolutionnaires déterminés et le parti qu’ils créent. Vingt-huit ans plus tard, Mao entre dans Beijing et proclame la République populaire de Chine. Nul miracle dans cela, mais un Parti qui a su entraîner les masses, car il a su appuyer sur contradiction fondamentale, à savoir la lutte pour l’indépendance nationale face à l’impérialisme dont l’aspect principal était l’antagonisme entre la campagne et la bourgeoisie comprador des villes.
Très modestement, et dans l’urgence, Günther Hopfgartner propose ici des éléments d’analyse pour l’action des communistes dans la situation présente. On retrouvera certains éléments d’analyse connus et partagés par le mouvement communiste français, comme l’analyse du « tournant autoritaire » du libéralisme et de la social-démocratie qui fournit les éléments institutionnels et idéologique à l’extrême droite.
Günther Hopfgartner montre aussi qu’en Autriche du moins, on ne peut plus traiter l’extrême droite comme un simple mouvement petit-bourgeois. Si son idéologie est petite-bourgeoise et son programme au service du grand capital, son assise est désormais une assise de classe, enracinée dans la classe ouvrière. Il n’est pas l’objet de cette introduction déjà beaucoup trop longue de discuter du cas français, mais il ne me semble pas que ce soit encore le cas en France. Cela pourrait toutefois le devenir. Les tentatives du RN de noyauter le mouvement protéiforme des Gilets jaunes traduisent cette volonté. De même, l’audience du RN dans les rangs syndicaux, pour l’heure battue en brèche par la vigilance des directions syndicales, constitue un risque réel. L’Autriche, où l’extrême droite est plus ancienne et comporte une dimension de masse liée au national-socialisme, montre quels éléments il nous faut avoir le courage de regarder et d’analyser pour enrayer ce mouvement.
D’autres éléments seront plus novateurs pour un lectorat francophone non familier des débats des marxistes germanophones. Günther Hopfgartner lie ainsi la crise de l’accumulation capitaliste en occident et ce qu’il appelle la « crise des modes de vie ». Il faut accorder à cette notion toute la considération analytique qu’elle mérite. Il ne s’agit pas de réduire les « modes de vie » à la défense de la voiture ou du barbecue, comme l’on fait certains auteurs bourgeois en France, mais d’analyser ce que la littérature marxiste allemande appelle « le mode de vie impérial » et qui propose une extension du concept léniniste « d’aristocratie ouvrière ». Quand Günther Hopfgartner écrit que « les intérêts de classe, l’identité de classe et le sentiment d’être en bas — le sentiment d’une subalternité absolue — coïncident de moins en moins. » Il faut en tirer toutes les conséquences : « des gens avec une forte identité de classe (qui s’identifient comme ouvriers) ou qui s’identifie avec un sentiment d’être en bas votent de manière croissante pour les partis d’extrême droite » en dépit de leurs intérêts de classe dont ils ont bien conscience, mais au nom de la défense d’un « mode de vie impérial » déjà disparu.
Le principal apport du texte de Günther Hopfgartner se trouve cependant du côté de la praxis et sa définition stratégique d’un « parti de liaison utile » qui doit être comprise dans toutes ses dimensions. Le Parti ne vise pas simplement à être utile aux gens dans les villes qu’il gouverne ou par ses actions de solidarité concrète, il vise à lier les combats par une analyse de classe qui ne peut être entendue que si le Parti n’est pas donneur de leçon, mais dans les mouvements de lutte réels ou dans les actions de solidarité concrète. Aussi mal ficelés que l’on puisse considérer les premiers, aussi futiles que soit les secondes face au rouleau compresseur du capitalisme en crise, il faut être dans le mouvement réel des choses, même quand on n’est pas aux commandes. Il faut aller là où le peuple bouge, y mettre tous les moyens possibles pour la réussite du mouvement, aussi improbable qu’elle soit, puis, une fois, celui-ci finit en tirer les leçons. Les leçons se reçoivent mieux quand on est dans le mouvement et qu’on partage le sort de ceux qui combattent et perdent que depuis une tour d’ivoire.
Nous autres communistes français devrions reconnaître une leçon de notre histoire. Les communistes ont prédit la défaite de la Commune de Paris, car elle a commis des erreurs stratégiques majeures, mais la poignée de socialistes, alors organisés en France, a livré le combat avec le Peuple de Paris et c’est pour cette raison qu’il a grossi, remplaçant peu à peu les anarchistes comme cœur vibrant de l’élan révolutionnaire.
Neuf thèses pour combattre l’extrême droite
Par Günther Hopfgartner, président du Parti communiste d’Autriche
Pour la première fois dans l’histoire de la IIème République, le FPÖ [extrême droite] a atteint la première place aux élections nationales [du 29 septembre 2024], enregistrant son meilleur résultat à ce jour. Avec l’ÖVP [le parti conservateur], la droite a une majorité confortable en Autriche. C’est toutefois depuis des décennies que l’extrémisme de droite(1) dispose d’une solide base électorale en Autriche.
Dans ce contexte, beaucoup de personnes sont horrifiées et furieuses. Des dizaines de milliers de personnes ont déjà participé aux Manifestations du jeudi [contre l’extrême droite](2) et on peut s’attendre à ce que le mouvement continue, en particulier si l’on en arrive à un gouvernement sous la direction du FPÖ.
Pour le Parti communiste d’Autriche, cela pose la question de savoir ce que nous devons opposer à la poussée continue de l’extrême droite et quel rôle nous pouvons et devons jouer dans le mouvement contre celle-ci.
1 Résultat d’un tournant autoritaire
Quoique certains aient pu qualifier les dernières élections nationales de « séisme politique » (Die Presse), voire de « césure historique » (Falter), cela n’apparaît guère quand on y regarde de plus près. Le bloc de droite composé du FPÖ (+12,7 points de pourcentage) et de l’ÖVP (-11,2 points) atteint une majorité confortable de 55,1 % (+1,4 point). Les plus grandes variations ont donc lieu au sein du bloc de droite. En 1999, le FPÖ, alors dirigé par Jörg Haider, atteignait les 26,91 %, soit un score identique à celui atteint 25 ans plus tard.
Alors, tout va bien ? Pas le moins du monde ! Même si la part de la droite dans l’électorat n’a que peu augmenté, il ne faut pas oublier que le FPÖ et surtout l’ÖVP se sont très fortement droitisé au cours des 25 dernières années — de même aussi qu’une part importante des Verts ou du SPÖ. Tout cela se déroule dans un contexte d’extension au niveau global de l’autoritarisme et de l’extrémisme de droite, qui est une réponse à la crise de l’accumulation capitaliste et des modes de vie(3) et qui menace les fondements mêmes de la démocratie bourgeoise. Le concept de tournant autoritaire désigne ce développement qui dépasse la seule poussée de l’extrême droite.
2 Un gouvernement FPÖ est une menace réelle
Un gouvernement dirigé par Kickl [le leader du FPÖ] signifierait bien plus qu’un n-ième scandale de corruption(4). Pour des millions de personnes, un gouvernement dirigé par le FPÖ serait une menace matérielle réelle. Des attaques sur les acquis sociaux, les droits des femmes et les droits des migrant·es sont au programme. La reconstruction autoritaire d’un certain nombre d’institutions étatiques — notamment l’ORF [le service public audiovisuel] et la Chambre des travailleurs(5) — est prévue. Les dégâts causés par les deux participations du FPÖ au gouvernement — de l’appauvrissement du système de retraites en passant par la journée de travail de 12 heures(6), la privatisation de la Poste et des Télécoms ou des logements d’utilité commune détenus par la BUWOG(7) jusqu’au durcissement du droit d’asile — se font encore sentir au quotidien.
3 Le caractère changeant du FPÖ
Le FPÖ s’est radicalisé au cours des 25 dernières années. L’union nationale dans le cadre de la lutte contre la pandémie, culminant avec l’introduction d’une obligation vaccinale, a particulièrement contribué à réhabiliter le FPÖ après l’affaire Ibiza(8). Cette manière autoritaire de faire face à la crise mise en œuvre par les conservateurs et les Verts répondait avant tout à des enjeux de politique économique (sauver l’industrie des téléphériques(9) et du tourisme) et a aussi été portée par les NEOS [le petit parti néolibéral] et le SPÖ [le parti social-démocrate]. Le FPÖ a pu utiliser habilement cette situation pour se présenter comme le parti anti-establishment et propager sa vision du monde dans les médias [die eigene mediale Gegenwelt]. Sous la direction d’Herbert Kickl en particulier, le FPÖ s’est transformé en un parti qui prend de plus en plus ouvertement des positions fascistes. Concrètement, cela signifie que le FPÖ ne prend plus aucune distance avec les groupes racialistes [völkisch] et, dans le même temps, se constitue une base parmi les masses qui lui permet de s’attirer le soutien de fractions [Teile] de la classe travailleuse à long terme et non plus seulement ponctuellement comme un vote protestataire. Nous devons constater avec lucidité qu’une partie de la classe des travailleurs et des travailleuses(10) a épousé la mue du FPÖ et vote pour lui en toute connaissance de cause, y compris contre ses propres intérêts matériels — « ça coûtera ce que ça coûtera. »
4 Comprendre la poussée de l’extrême droite plutôt que de sermonner
L’indignation des libéraux de gauche est grande après les récentes élections. « Comme peut-on encore voter pour le FPÖ après les scandales Grasser(11), Ibiza et compagnie ? Pourquoi les gens sont-ils de plus en plus bêtes ? »
Au cours des dernières années, il est presque devenu indécent de vouloir comprendre les évolutions et les acteurs sociaux. Plutôt que d’analyser, on traite la question d’un point de vue moralisateur. Cela vaut pour différents thèmes, comme « Poutine », le « conflit au Proche-Orient », mais aussi pour « la poussée politique et sociale de l’extrême droite ». Qui essaye de saisir pourquoi l’extrême droite devient de plus en plus forte se voit souvent suspecté d’excuser celles et ceux qui votent ou soutiennent l’extrême droite. Cela conduit nécessairement le camp libéral à des formes politiques toujours plus autoritaires. Qui ne veut plus comprendre les évolutions de la société ne peut y répondre que par la répression, le dénigrement et l’exclusion « des autres ». Agir politiquement implique au contraire d’être prêt à analyser les évolutions sociales pour pouvoir les transformer.
Fondamentalement, la poussée de l’extrême droite dans les urnes n’est ni un problème de formation, ni que les gens sont « bêtes » ou d’extrême droite en raison de leur origine sociale. Qui pense ainsi renonce à l’action politique. En conséquence, une telle politique de marginalisation du FPÖ sur des bases presque exclusivement moralisatrices n’a pas été efficace, mais a au contraire joué en sa faveur en renforçant son récit anti-establishment.
5 Les bases matérielles de la poussée de l’extrême droite
La poussée de l’extrême droite, qui, en tant que dimension du tournant autoritaire, n’est pas un phénomène spécifiquement autrichien, est le résultat de diverses évolutions sociales. Depuis près de 40 ans, les gens vivent les réformes comme une menace. Jusque dans les années 1990, conservateurs et sociaux-démocrates jouissaient encore d’une majorité stable représentant les deux tiers de la population : ce prétendu « centre politique » ne pouvait cependant plus rien proposer aux gens qu’une gestion autoritaire du déclin matériel de larges couches sociales. L’ÖVP s’est entièrement consacrée aux intérêts de l’Industriellenvereiningung [l’association du grand patronat industriel, l’équivalent du Medef], la social-démocratie promet que cette évolution sera moins brutale avec elle et invoque un passé fordiste qui n’a plus de base matérielle dans le capitalisme actuel. Même les Verts, jadis apparus comme une alternative sociale radicale, promettent désormais de combattre la crise climatique au moyen du marché, alors qu’il est clair pour chacun que cela sera à la fois injuste socialement et insuffisant face à la crise climatique.
Quels que soient les partis ou les gouvernements pour lesquels on a voté au cours des dernières décennies, la politique est restée la même pour l’essentiel. De la destruction par le néolibéralisme des formes de solidarité sociale [Die neoliberale Entsolidarisierung der Gesellschaft] en passant par la promotion du principe de concurrence généralisée et du récit qui lui est associé (« Nous vivons au-dessus de nos moyens et devons par conséquent couper des dépenses et économiser plus »), on en arrive vite à un tout petit pas de l’idée « qu’il n’y a pas assez pour tout le monde ! » Et s’il n’y a pas assez pour tout le monde (prétendument), alors le tribalisme dissout tous les principes de solidarité sociale et nous partageons de préférence ce qui est encore là entre « nos » gens — qui que les « nôtres » puissent être.
Dans ce contexte et au vu de l’absence d’une alternative solidaire bien ancrée dans la société et qui produit des effets politiques tangibles [politisch wirkmächtig], la défense de son propre statut social contre ceux « d’en bas » et ceux « du dehors » semble à beaucoup une réponse rationnelle. Dans cette perspective, l’extrême droite offre les réponses « les plus crédibles ». Dans la concurrence de tous contre tous pour des ressources rares, la déportation de centaines de milliers, voire de millions de personnes semble plus réaliste que le dépassement du capitalisme au profit d’un système économique démocratique bénéficiant à chacun.
Et vu la manière dont beaucoup perçoivent les hommes et les femmes politiques comme étant de toute façon tous les mêmes et ne pensant qu’à eux-mêmes, ce que leur expérience leur confirme, la corruption et la mauvaise gestion du FPÖ ne font pas particulièrement peur. Le libéralisme n’est par conséquent pas un bastion contre le fascisme, le libéralisme tend lui-même de manière croissante à l’autoritarisme et porte ainsi en lui des tendances fascistes.
6 Les bases de classe de la poussée de l’extrême droite
La composition de la classe ouvrière(12) s’est très fortement transformée au cours des dernières années. Une part de plus en plus importante de la classe ouvrière est constituée de migrant·es (comme avant la Première Guerre mondiale) — dont un nombre toujours plus important n’a pas le droit de vote. Lors des récentes élections nationales, il y avait pour la première fois moins de personnes dotées du droit de vote que cinq ans auparavant, alors même que la population a fortement augmenté dans le même temps. Cela illustre l’immense déficit démocratique de notre système parlementaire. Un déficit que la gauche doit prendre au sérieux et auquel elle doit répondre — et ne peut pas repousser pour des raisons électoralistes.
La fraction de la classe ouvrière qui a le droit de vote s’est diversifiée et est devenue plus hétérogène. Conséquence de la crise des institutions du mouvement ouvrier (notamment les syndicats endossant la logique de partenariat social et habitué à utiliser leur relais dans les partis politiques), les intérêts de classe, l’identité de classe et le sentiment d’être en bas [Unten-Gefühl] — le sentiment d’une subalternité absolue — coïncident de moins en moins. Cela se reflète dans les comportements électoraux. Les gens qui ont une conscience de leurs intérêts de classe (l’antagonisme d’intérêts entre le travail et le capital) continuent de voter majoritairement pour les partis de gauche et portent les mouvements contre l’extrême droite ; les gens avec une forte identité de classe (qui s’identifient comme ouvrier) ou qui s’identifie avec un sentiment d’être en bas votent de manière croissante pour les partis d’extrême droite.
Pour un parti de liaison [verbindende Partei](13), cela signifie que nous devons être au côté des gens conscients de leurs intérêts de classe dans le combat contre l’extrême droite, mais que le combat auprès des gens avec une forte identité ouvrière et surtout avec un fort sentiment d’être en bas ne doit pas être abandonné. En effet, tous ne votent évidemment pas pour l’extrême droite ; beaucoup sont abstentionnistes et ont renoncé à tout espoir dans le changement, car ils se sentent abandonnés par les institutions traditionnelles du mouvement ouvrier — en particulier par les syndicats qui montrent plus d’intérêt pour le partenariat social en lui-même que pour les intérêts de leurs propres adhérents.
7 Les Manifestations du jeudi : le rôle du parti communiste
Pour les plus âgés d’entre nous, ce sera la troisième fois que nous nous rendrons aux « Manifs du jeudi » dans les prochaines semaines. Ni en 2000 ni en 2017, ces mouvements, dont les communistes avaient été à l’initiative de manière décisive, n’ont pu faire chuter les gouvernements auxquels le FPÖ participait, même si les thèmes sociaux — en particulier les conséquences des politiques austéritaires au service des riches — se trouvaient souvent au cœur des manifestations. Ces manifestations ont encore moins été en mesure de changer le rapport majoritaire dans le pays. Les rapports majoritaires ne sont transformés que là où le KPÖ parvient à représenter une alternative réelle. Nous n’y sommes jusqu’ici parvenus qu’au niveau local et régional. Jusqu’ici, nous ne sommes pas parvenus à le traduire au niveau national.
Il serait cependant aussi facile que faux de nous tenir à l’écart des mouvements et activités en question en déclarant que « ça sert à rien » et que les expériences passées nous donneraient raison d’avant. Ce serait une manière erronée d’approcher les mouvements qui éclosent. La question n’est pas de savoir si nous devons prendre part au mouvement en tant que parti, mais quel rôle le KPÖ peut et doit y jouer. Car le fait que des dizaines de milliers de personnes soient prêtes (comme c’était déjà le cas au début de l’année(14)) à faire quelque chose contre la poussée de l’extrême droite est sans aucun doute un événement qui doit nous donner courage. Notre tâche est d’offrir à toutes ces personnes une perspective réaliste sur comment on peut obtenir des résultats dans la lutte contre l’extrême droite et de porter les préoccupations de toutes celles et tous ceux qui ne peuvent pas les porter eux-mêmes dans le mouvement et les coalitions où elles ne sont sinon pas évoquées. Plutôt que le récit libéral sur la poussée de l’extrême droite, nous devons porter notre analyse matérialiste et la soumettre à la discussion. Et parce que personne n’aime qu’on lui fasse la leçon depuis l’extérieur à travers des appels « bien intentionnés », des commentaires sur Facebook ou bien la vente de journaux, nous devons le faire depuis l’intérieur du mouvement.
8 Seul un parti de liaison est utile
Dans la période qui vient, on peut s’attendre à une augmentation des conflits sociaux. Pour une large partie, cela vaut quel que soit le futur gouvernement. Car grâce aux règles budgétaires restrictives de Bruxelles et d’une récession qui empire, le prochain gouvernement va mettre en œuvre des coupes violentes. De cela, personne n’a voulu parler avant les élections — et encore moins l’ÖVP qui dispose du ministre des Finances depuis plus de 20 ans. De même, la crise économique qui se propage, notamment dans l’industrie, va nourrir l’union sacrée autour du discours sur « notre compétitivité » et rendre encore plus improbables des accords salariaux acceptables. En fonction de la présence ou non du SPÖ au gouvernement, les syndicats se décideront s’ils se mobilisent contre les coupes qui s’annoncent ou non — ainsi fonctionne « le partenariat social » en Autriche. Dans la situation actuelle, le travail de coalition [Bündnisarbeit] ne consiste pas simplement à être là où les gens se bougent, mais à offrir des perspectives et des propositions. Il s’agit aussi d’être le lieu politique dans lequel les différents combats se lient entre eux et avec les gens qui se mobilisent encore. Or c’est exactement là que se trouve la force d’un parti : il n’est pas uniquement là pour celles et ceux qui sont déjà actifs, mais aussi pour celles et ceux qui sont encore passifs.
Ce n’est possible que si nous sommes utiles pour les mouvements et les combats à un niveau très pratique — en tant que parti, mais aussi avec nos cadres — et pouvons les renforcer et les élargir. Nous voulons lier les différentes fractions de la classe ouvrière pour la reconstituer comme une force historique.
9 Une proposition communiste pour toutes celles et ceux qui veulent agir concrètement contre l’extrême droite
En tant que communistes, nous pouvons faire une offre crédible et plausible aux gens qui veulent faire quelque chose contre l’extrême droite. Plutôt que de faire la morale pour sa propre bulle, nous leur proposons la perspective laborieuse, mais efficace qu’une autre politique est possible. Qui veux stopper l’extrême droite doit être prêt, non pas « seulement » à se mettre dans la route de l’extrême droite, mais à travailler à la construction d’une société solidaire (dans le sens du document d’orientation « Pour une société solidaire »(15), adopté à une large majorité lors de notre dernier congrès). Notre conception d’une transformation sociale dans le sens d’une démocratisation de tous les domaines de la vie ne pourra pas être atteinte par un parti seul, mais devrait reposer sur des coalitions sociales et une large mobilisation de la société. Cela signifie, avant tout, être utile à un niveau pratique et, dans une praxis concrète, montrer aux gens qui en ont ras-le-bol de la manière dominante de faire de la politique que quelque chose d’autre et de mieux est possible. En effet, l’extrême droite ne s’exprime pas là où les personnes socialement et culturellement marginalisées, la classe ouvrière, se perçoivent comme prises au sérieux dans des échanges et peut-être même comme des acteurs et des actrices agissantes : dans l’entreprise, le logement, le quartier. Pour y entrer, nous devons critiquer ce moment pourrissant du système politique auquel le FPÖ a au moins autant contribué que les autres partis établis et dont il est même en général le plus grand et le plus vorace profiteur.
(1) En Autriche, l’extrême droite est habituellement désignée comme « à droite » (« Rechts ») ou « les droites » (« Die Rechten », sous-entendu à la droite du bloc central constitué par les sociaux-démocrates et les conservateurs. L’extrême droite (« Rechtsextreme ») désigne généralement les éléments les plus radicaux de l’extrême droite, du mouvement identitaire aux groupuscules (néo-)nazis en passant par les « corporations » (Burschenschaften) (austro-)fascistes. Günther Hopfgartner joue toutefois de cette ambiguïté en allemand et utilise « Rechten », parfois pour désigner l’extrême droite du FPÖ ou les droites (ÖVP et FPÖ ensemble). « Rechts » désigne cependant systématiquement le FPÖ. Quant à « Rechtsextremismus », il désigne moins chez lui les pires groupuscules d’extrême droite que l’idéologie d’extrême droite qui pénètre aussi la droite conservatrice traditionnelle qui se radicalise. C’est pourquoi nous avons retenu son sens littéral « d’extrémisme de droite » plutôt que de « radicalisme d’extrême droite » qu’il peut aussi avoir.
(2) À la suite des élections nationales de 1999 qui ont vu les conservateurs de l’ÖVP former une coalition avec l’extrême droite du FPÖ, des manifestations hebdomadaires ont eu lieu entre janvier 2000 et décembre 2001, regroupant jusqu’à 250 000 personnes à Vienne. Le retour au pouvoir du FPÖ en 2017 n’a pas réactivé ces manifestations. Une série de scandales de corruption concernant le FPÖ jusqu’au vice-chancelier issu de ce parti, Heinz-Christian Strache, ont vu le retour de ces manifestations en octobre 2018, mais avec une participation bien moindre qu’en 2000, puisqu’elles n’ont réuni que 20 000 personnes au plus.
(3) Cette notion des « modes de vie » est très présente dans le débat marxiste allemand. En France, cette notion a une connotation conservatrice, voire nationale-chauvine en France, où « les modes de vie » constituent une manière de désigner une culture française largement fantasmée qui serait attaquée par les mœurs des immigré·es et un « wokisme » que l’on peine à définir. Dans le monde germanique, elle peut aussi posséder cette connotation. Sahra Wagenknecht la mobilise abondamment quand elle pourfend la gauche « life-style » dans son dernier ouvrage Die Selbstgerechten (Les Arrongants, non traduit en français), elle renvoie aussi à un débat initié par Ulrich Band et Markus Wissen dans leurs livres Le mode de vie impérial : Vie quotidienne et crise écologique du capitalisme,et Kapitalismus am Limit. Öko-imperiale Spannungen, umkämpfte Krisenpolitik und solidarische Perspektiven [Le capitalisme à sa limite : contradictions éco-impériales, politiques de crise disputées et perspectives solidaires, non traduit en français]. La notion de « mode de vie » renvoie alors au « mode de vie impérial » et à sa crise. Cette notion tente de fonder théoriquement l’analyse du prolétariat des pays développés comme à la fois exploité (et de plus en plus), mais bénéficiant (encore) d’avantages matériels conquis sur sa bourgeoisie, mais financés par la surexploitation du Sud, de sorte que la distribution d’une partie de cette rente ne menace pas le cœur de l’accumulation capitaliste de la bourgeoisie du Nord. Les analyses d’Ulrich Band et de Markus Wissen se penchent aussi sur la crise de ce mode de vie impérial du fait de la triple crise de l’impérialisme qui rend plus difficile la surexploitation du Sud, du capitalisme dans les pays développés (qui impose de remettre en question les conquis du prolétariat) et de la crise écologique qui rend les ressources sur lesquelles reposent la consommation de masse de plus en rares.
(4) La précédente coalition ÖVP-FPÖ s’est écroulée du fait de la multiplication des scandales de corruption qui ont fini par se compter en dizaines. Le principal d’entre eux, « l’affaire Ibiza », renvoie à la promesse faite par le FPÖ d’accorder des contrats publics à des oligarques russes en échange de l’achat de la Krone, le principal journal du pays et du changement de ligne éditoriale journal au service du parti d’extrême droite.
(5) Cette institution unique au monde est élue par l’ensemble des salarié·es qu’ils aient la nationalité autrichienne ou non. Elle constitue le parlement des travailleurs et des travailleuses. L’institution (et son pendant patronal, la Chambre de l’économie) doit obligatoirement être consultée sur les questions liées au droit du travail, à l’économie, et à la protection sociale. Elle dispose aussi d’un droit d’initiative législative sur ces questions. Ses propositions de loi font l’objet d’un débat au Conseil national (l’Assemblée nationale). Assise sur une cotisation salariale importante (0,5 % de la masse salariale), elle fournit aussi aux organisations syndicales des évaluations et aux salarié·es des conseils juridiques. C’est la bête noire du FPÖ qui allie à un programme ethnonationaliste un fond néolibéral. Pour plus d’information au sujet de cette institution, voir Kevin Guillas-Cavan, « Élections après élections : la résistible ascension de l’extrême droite dans le mouvement syndical », Chronique internationale de l’Ires, 2024, n° 187, p. 3-20, disponible en ligne.
(6) La dernière coalition ÖVP-FPÖ avait introduit la possibilité pour l’employeur d’allonger unilatéralement le temps de travail des salarié·es à 10 h par jour et 50 h par semaine, voire jusqu’à 12 h par jour et 60 h par semaine avec l’accord des salarié·es individuels (et sans véto ni même consultation du Conseil d’entreprise), dans la mesure où le temps de travail hebdomadaire moyen ne dépasse pas les 48 h sur une année (ce qui est une interprétation très extensive du droit européen limitant le temps de travail à 48 h par semaine). Pour plus d’information à ce sujet qui avait défrayé la chronique en Autriche, voir Kevin Guillas-Cavan, « La loi sur la journée de travail de 12 heures : cap au pire ? », Chronique internationale de l’Ires, 2018, n° 163, p. 27-37, disponible en ligne.
(7) La BUWOG était jusqu’en 2004 l’entreprise d’État autrichienne visant au développement de logements à loyers modérés pour les fonctionnaires. Privatisée et entrée en bourse, l’entreprise est désormais l’un des plus grands promoteurs immobiliers d’Autriche et d’Allemagne.
(8) Voir ci-dessus, note v.
(9) Avec 50 millions de skieurs par an dans un pays de 9 millions d’habitantes et d’habitants, l’industrie des téléphériques n’est pas marginale dans le pays, qui compte 2 724 lignes de téléphérique. Ce sous-secteur du tourisme génère un chiffre d’affaires annuel de 1,5 milliard d’euros et emploie 17 300 personnes.
(10) Problème bien connu du marxisme, le terme « d’Arbeiterklasse » est difficile à traduire, puisqu’il signifie à la fois (et ce dès l’époque de Marx, contrairement à ce qu’on lit parfois) : la classe des travailleurs et la classe des ouvriers (ou la classe ouvrière). Marx joue fréquemment de l’ambiguïté du terme. C’est le contexte qui en donne le sens. Ici, Günther Hopfgartner utilise le terme « d’Arbeiter:innenklasse » juste après avoir évoqué « l’arbeitenden Klasse » (« classe travailleuse », litt. « travaillante »). Il nous semble donc préférable de le traduire littéralement par « classe des travailleurs et des travailleuses » que par « classe ouvrière ».
(11) Lors de la privatisation de la BUWOG en 2004 (voir note viii, ci-dessus) par le ministre des Finances Karl-Heinz Grasser (FPÖ), les 60 000 logements à loyers modérés que possédait la BUWOG ont été vendus à un prix très inférieur au marché (584 €/m² en moyenne, pour un prix moyen estimé à 1 350 €/m²). Cela représente un manque à gagner considérable pour la République. Le ministre des Finances est accusé d’avoir été corrompu pour vendre à certains investisseurs en dessous du prix du marché.
(12) Ici encore, Günther Hopfgartner utilise le terme « d’Arbeiter:innenklasse ». Le contexte nous semble renvoyer à la classe ouvrière, définie de manière plus restreinte que la classe travailleuse, puisqu’il évoque ici le « sentiment de subalternité absolue » et à l’identification à un « statut d’Arbeiter », c’est-à-dire d’ouvrier comme opposé aux « employé·es » (« Angestellten ») et, en fait, à ce qu’on appellerait en France les cadres (catégorie qui n’existe pas en Autriche), puisqu’il ajoute, aussitôt après avoir parlé de l’identité ouvrière, « ceux qui ont le sentiment d’être tout en bas ». Les ouvriers sont tout en bas. Cet ajout concerne donc le bas des employés. Loin de tout ouvriérisme, la classe ouvrière ainsi entendue associe les ouvrières et ouvriers d’un côté et les emplois de service subalternes.
(13) Ce concept, au cœur du document d’orientation du 38ème congrès du Parti communiste d’Autriche (2021), renvoie à l’idée d’un parti qui lie des combats séparés, mais tout à fait légitimes (pour les droits de telle minorité, pour le climat, contre tel grand projet, pour le bien-être animal, etc.) en leur donnant une cohérence et une perspective de classe. L’idée est bien d’être présent dans les différents mouvements et de les rassembler.
(14) Günther Hopfgartner fait ici référence aux « Manifestations du lundi » qui ont eu lieu en Autriche au début de l’année 2024 sur le modèle de celles qui avaient lieu en Allemagne. Ces manifestations avaient vu le jour après la divulgation du projet de déportation de deux millions d’immigré·es, mais aussi d’Allemandes et d’Allemands d’origine immigrés, mais « insuffisamment intégré·es » aux yeux de l’extrême droite, qui avait été discuté lors d’une réunion secrète dans une villa à Wannsee par des leaders de l’extrême droite (de l’AfD et du mouvement identitaire), mais aussi de figures importantes de la droite de la CDU et du patronat. Pour plus d’information à ce sujet, voir Bruno Odent, « “Remigration” : l’effroyable projet de l’extrême droite allemande de déporter 2 millions de personnes », L’Humanité, 16 janvier 2024, disponible en ligne.
(15) Le document d’orientation « Pour une société solidaire », adopté lors du 38ème congrès du KPÖ (en 2021) et disponible en ligne, définit cette société solidaire comme « non seulement l’idée qu’un développement social alternatif est possible, mais comme la stratégie nécessaire pour vivre et survivre dans le système actuel et dans le même temps le dépasser. […] La société solidaire est la réalisation des conditions et des garanties sociales de base (écologiques, économiques, sociales, politiques, démocratiques et culturelles) qui permettent et soutiennent le développement du vivre ensemble solidaire [et dont le texte développe une longue liste]. Elle n’est pas un rêve qui renvoie à un paradis futur, mais émerge de la nécessité de survivre ici et maintenant à un système dépassé. » Le document précise que « le passage d’une société solidaire en une société que nous qualifions de socialiste tout particulièrement de notre capacité à développer continuellement nos propres conceptions et surtout à organiser ou à contribuer à l’organisation d’alternatives pratiques au statu quo. »
Kevin Guillas-Cavan (Les cahiers de la dérive, le 14 avril 2025)
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