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Le billet de Jean-Michel Galano. Un texte de Lucien Sève sur la catégorie d’environnement

Le troisième tome de la tétralogie « Penser avec Marx aujourd’hui », tome dont la réédition se fait attendre, est intitulé par Lucien Sève « La Philosophie ? » L’objet essentiel de cet immense travail n’est pas de présenter, après tant d’autres, une nouvelle « introduction » à une hypothétique « philosophie de Marx », mais de dégager ce que l’auteur appelle « le catégoriel marxien », c’est-à-dire tout le réseau des concepts dans lesquels Marx pense le monde humain, avec le souci continuel d’en mesurer la cohérence et la pertinence. Il s’agit d’un travail de mise en œuvre critique et non pas d’un plat exposé doctrinal.

La philosophie spontanée est conservatrice par essence

Or il se trouve que Marx lui-même, dès sa maturité, a récusé définitivement le terme de « philosophie », jugé par lui inséparable d’une vision conservatrice voire religieuse du monde humain, et inapte à en penser l’historicité réelle. À la place, il ne cessera de parler de « logique » et surtout de « critique ». De fait, une des tâches des révolutionnaires doit être la critique des catégories dans lesquelles les êtres humains interprètent, spontanément ou non, le monde qu’ils ont sous les yeux, et notamment mais pas seulement, les rapports sociaux, qui leur apparaissent le plus souvent, comme les images sur la rétine, à l’envers. Mais cette tâche critique n’a pas sa fin en elle-même : elle n’est que le préalable à la production d’autres catégories, qui ne soient plus un reflet passif de ce qui apparaît, mais les outils affûtés et opérationnels permettant une compréhension non mystifiée du réel. Redresser notre vision du monde, tel est l’objet de la critique marxienne des catégories dans lesquelles les êtres humains voient spontanément les choses et les rapports.

L’ensemble des interprétations spontanées, aussi tenaces qu’arbitraires, porte un nom : l’idéologie. Or, et c’est l’une des découvertes de Marx, déjà quelque peu anticipée par Hegel, l’idéologie n’est pas seulement présente chez les masses mal éduquées : elle est présente chez les éducateurs eux-mêmes, et aussi chez les scientifiques même les plus éminents. L’usage non critique de fausses évidences a conduit plus d’un savant à des naïvetés, à des confusions et en définitive à des échecs. C’est pourquoi Marx met comme sous-titre au Capital « Critique de l’économie politique » : des notions telles que « valeur », « marchandise », « travail », « juste prix », etc… doivent être redressées et retravaillées en profondeur pour accéder à la scientificité. Faute de quoi on tombe facilement dans les illusions qui considèrent comme « naturels » les rapports capitalistes d’exploitation et de domination. Il en va de même dans toutes les sciences.

Dans la longue partie de son livre intitulée « Qu’est-ce que penser en matérialiste ? », Lucien Sève se consacre précisément à développer la critique marxienne des catégories mises en œuvre de façon spontanée et donc idéologique, tant par la conscience commune que par la conscience instruite. C’est ainsi que, dans le cadre d’une confrontation avec les idées sur la formation de l’intelligence humaine telles qu’elles sont exprimées notamment dans les neurosciences par un incontestable savant comme Jean-Pierre Changeux, il est amené à faire valoir la fécondité du concept marxien d’appropriation par rapport à celui d’épigénèse.

Catégories philosophiques et concepts scientifiques

Ce que quelqu’un comme J-P Changeux connait des processus neurologiques et de leur formation est, cela va sans dire, sans commune mesure avec ce que Marx et ses contemporains pouvaient en concevoir au milieu du XIX° siècle. Mais la question n’est justement pas là. Une catégorie philosophique n’est pas un concept scientifique. La structure de la matière, les processus du vivant, sont mieux connus aujourd’hui qu’au siècle dernier siècle : cela relève du truisme. Mais le matérialisme est une orientation de recherche, une position méthodologique qui ne cesse de faire les preuves de sa valeur heuristique.  De même, à l’inverse, et c’est là tout l’enjeu de ce texte, une notion aussi familière que celle d’environnement se révèle, à qui veut bien l’interroger de façon critique, contenir une ambigüité génératrice de graves confusions.

J-P Changeux a bien indiqué, dans deux livres importants, L’Homme neuronal et L’Homme de vérité, l’importance déterminante du milieu dans la formation de l’intelligence humaine, et plus largement de ce qu’il est convenu d’appeler l’anthropogénèse. Il a souligné, contre les tenants du « tout génétique », que le cerveau humain est « ouvert » au milieu social humain. Il n’hésite pas à comparer le langage à une « prothèse » pour en souligner le caractère strictement culturel.  Réfléchissant sur l’exemple des bébés japonais, sont capables d’émettre des combinaisons sonore (il dit avec un peu d’exagération des « phonèmes ») totalement absents de la langue japonaise et qui seront inhibés par la suite, il conclut de cette plasticité dans l’apprentissage du langage sue : « apprendre, c’est éliminer ». Thèse riche et suggestive, mais unilatérale et solidaire d’une conception purement négative de l’apprentissage ainsi que d’une approche encore beaucoup trop naturaliste du monde humain. De fait, Lucien Sève lui opposera cette autre formule, en rapport avec les travaux du grand psychologue marxiste soviétique Vygotski : « Apprendre, c’est s’approprier ».

Le texte de Lucien Sève –  « Penser avec Marx aujourd’hui tome III : « La Philosophie ? » éditions La Dispute, pp.396-397

« Très éloquent à cet égard est l’usage systématique du mot environnement pour désigner tout contexte externe dans lequel s’opère le développement de l’activité cérébrale du cerveau synaptique lui-même. On peut lire de bout en bout L’Homme de vérité aussi bien que L’Homme neuronal, on n’y trouvera jamais une fois appellation différente de ce contexte. Or cette pratique revient à considérer comme identiques les conduites qui président au développement chez un jeune d’une espèce quelconque de vertébrés supérieurs dans son milieu naturel et chez un enfant humain dans son monde social, autrement dit à postuler que la formation psycho-neurale du petit d’homme socialisé ne comporterait pas dès le départ de différences essentielles avec celle de tout vertébré –l’usage passe-partout du concept d’environnement provient significativement de la psychologie animale. Soit un souriceau vivant dans un grenier : ce grenier sera dit son environnement ; soit aussi dans la même maison un bébé : son univers familial sera lui aussi appelé son environnement. Or dans le premier cas ce qu’on appelle ainsi est tout simplement le cadre spatial où l’activité exploratoire en quête de nourriture du souriceau va être conditionnée ; dans le second, le cadre spatial est surtout la scène d’un univers familial d’objets, de paroles, de façons de faire dont l’usage doit être approprié par l’enfant.  Parler indistinctement dans ces deux cas d’environnement, c’est donc effacer au départ la différence cardinale entre un cadre naturel passif et un entourage humain activateur, et du coup entre deux modes de développement que sépare à proprement parler un monde : la modulation d’activités spontanées par les caractéristiques du milieu naturel et l’appropriation d’activités socialement excentrées à travers les rapports avec l’entourage humain. Sous la routine du vocabulaire qui est le recours – universel sans être jamais interrogé dans les neurosciences contemporaines – au concept indifférencié et de ce fait mystificateur d’environnement est ainsi dissimulé à l’attention du chercheur lui-même ce fait capital que du développement animal au développement humain s’opère de plus en plus une inversion de sens : au conditionnement externe d’activités d’origine interne qui caractérise l’essentiel du développement animal comme les aspects élémentaires du humain se surimpose de plus en plus dans ce second cas l’appropriation interne de capacités d’origine externe, inversion où se réitère quelque chose de la formidable transmutation historique de l’animalité naturelle en humanité sociale. Comme quoi la science a vraiment intérêt à être regardante sur le choix de ses concepts fondamentaux, sous-tendus toujours, sans qu’elle le donne à voir, par une catégorisation philosophique. »

Deux remarque en guise de conclusion

Au-delà de son objet immédiat, ce texte est exemplaire du travail opéré par Lucien Sève pour montrer la pertinence du catégoriel marxien et son utilité potentielle, souvent totalement ignorée, dans le domaine des sciences, y compris des sciences de la nature. Le marxisme n’est pas un objet de musée, mais une pensée opérante et ouverte, qui est avec les sciences dans une relation dialectique, totalement ouverte aux avancées réalisées, mais totalement exigeante en matière de conceptualité et défiante vis-à-vis des récupérations idéologiques dont trop souvent les résultats obtenus par les scientifiques font l’objet. En cela, l’accord est total entre Lucien Sève et par exemple Louis Althusser, qui dans son livre Philosophie et philosophie spontanée des savants (1967) dénonçait avec vigueur « l’exploitation des sciences » par des idéologies conservatrices, souvent religieuses, présentes dans l’inconscient des scientifiques et pesant de façon négative sur leurs méthodes et leurs conclusions.

Mais s’agissant de l’exemple ici présenté, celui de l’environnement, il est bien évident que la confusion entre milieu animal et monde humain est beaucoup plus qu’une affaire entre scientifiques. Elle a de lourdes répercussions non seulement sur la façon dont chacun de nous tend à se représenter les relations entre l’homme et la nature, mais aussi sur celle dont les décideurs politiques conçoivent, dans des domaines aussi variés que ceux du « cadre de vie », de la santé, de la ruralité ou de l’éducation, le monde humain lui-même. Et donc sur les choix qu’ils opèrent.

Jean-Michel Galano

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le 24 mai 2025

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